Introduction : Pourquoi partager un carnet de suivi ?

L’émergence du concept de pair-aidance a amené de profondes évolutions dans l’accompagnement en santé mentale, remettant au centre la valeur de l’expérience vécue et la reconnaissance du savoir des patients. Face à la diversité des parcours, le carnet de suivi partagé émerge comme une pratique concrète pour soutenir un processus de rétablissement plus actif, plus dialogué, et plus personnalisé.

En 2022, 41% des établissements de santé mentale en France déclaraient une implication active de pairs-aidants dans leurs équipes (source : Rapport HAS, 2023). Parmi les dispositifs innovants expérimentés : la tenue concertée d’un carnet de suivi, offrant un espace commun pour documenter, questionner et co-analyser les avancées et les difficultés — bien au-delà du simple journal de bord individuel.

Qu’est-ce qu’un carnet de suivi partagé ?

Le carnet de suivi partagé est un support – papier ou numérique – tenu conjointement par une personne concernée et son pair-aidant. Il rassemble au fil du temps des observations, des ressentis, des objectifs, des réussites et des pistes d’amélioration sur le parcours de rétablissement. À la différence d’un dossier clinique ou d’un journal personnel, ce carnet vise l’interaction, la co-construction et la réflexion partagée.

  • Un outil collaboratif : Chacun peut y écrire, annoter, formuler des questions ou des idées.
  • Un fil conducteur : Il structure les échanges et permet de garder une trace du chemin parcouru.
  • Un espace sécurisé : Ce qui y est consigné relève d’accord commun, en respectant confidentialité, respect et consentement.

Ce format favorise la reconnaissance du rôle actif du patient, valorise la posture du pair-aidant comme facilitateur, et ouvre un terrain de coopération centré sur la personne.

Les bénéfices du carnet de suivi partagé

  • Renforcement de l’autonomie : L’écriture partagée favorise la prise de conscience des ressources du patient, lui permettant de mieux identifier ses besoins et ses réussites (Leclerc et al., Revue Santé mentale, 2021).
  • Diminution de la distance hiérarchique : En co-construisant le support, pair-aidant et patient se positionnent “côte à côte”, dans un rapport horizontal qui rompt avec la logique traditionnelle de soignant/soigné.
  • Valorisation de l’expérience vécue : Les objectifs, difficultés ou émotions consignés ne sont pas jugés mais reconnus, explicités et exploités collectivement.
  • Souplesse et adaptation : Chaque binôme s’approprie le carnet suivant son rythme, adapte la fréquence de remplissage, le type de contenus et les modalités de suivi.

Plusieurs études anglo-saxonnes sur les Recovery Journals et les Wellness Recovery Action Plans (WRAP) montrent que la tenue régulière d’un carnet partagé diminue le nombre de rechutes ou d’hospitalisations et restaure le sentiment de compétence (Copeland, 2019).

Mettre en place un carnet de suivi partagé : étapes essentielles

1. Choisir le support : papier ou numérique ?

  • Format papier : Carnet classique, cahier à onglets, fiches volantes… Pratique pour les entretiens en face-à-face, adapté à l’expression créative (dessins, schémas, collages).
  • Format numérique : Application sécurisée, document partagé (Google Docs, Pads collaboratifs…), voire plateforme dédiée comme My Psychiatry ou MonCompagnon (labellisées “santé” en France). Utile pour partager à distance, intégrer photos, audios ou vidéos.

Le choix du support dépend du contexte, de l’aisance technologique et des préférences de chacun. L’essentiel est d’assurer la sécurité des données et la possibilité d’une co-écriture en temps réel ou différé.

2. Définir ensemble les objectifs du carnet

  • Suivi des objectifs de rétablissement (identifiés ensemble en début d’accompagnement : sortie de l’isolement, retour à l’emploi, gestion du stress…)
  • Identification des déclencheurs et signaux d’alerte (variants d’une personne à l’autre, décelés au fil du temps)
  • Suivi des émotions, ressentis et stratégies d’adaptation
  • Collecte de ressources et de “bons plans” utiles

Des études en psychiatrie communautaire (Davidson & White, Psychiatric Rehabilitation Journal, 2021) soulignent qu’impliquer le patient dans la définition du contenu renforce son engagement et la pertinence des thèmes abordés.

3. Construire un cadre de confiance

  • Confidentialité : Préciser d’emblée qui a accès au carnet, ce qui peut ou non en être transmis à des tiers (famille, équipe médicale…)
  • Règles de respect mutuel : Chaque expression est légitime, non jugée, et ne peut être modifiée sans concertation.
  • Rythme adapté : Le carnet n’est pas une contrainte, mais un soutien évolutif : il peut être mis de côté à certaines périodes.

4. Organiser le contenu : exemples de rubriques

Rubrique Finalité Exemples
Objectifs prioritaires Donner un cap “Sortir 2 fois/semaine” - “Dire non sans culpabilité”
État émotionnel Auto-évaluation Échelle 1-10 ou météo du jour
Victoire(s) du jour/semaine Valoriser les avancées “J’ai répondu à un message”, “Aucune crise d’angoisse”
Alertes ou difficultés Prévention Fatigue, irritabilité, envie d’isolement…
Ressources et stratégies Encourager les solutions “Appeler un ami”, “Sortir marcher”

Conseils pratiques pour un usage efficace du carnet partagé

  1. Instaurer des rendez-vous réguliers
    • Un point hebdomadaire ou bimensuel aide à intégrer le carnet à la routine et à fixer des repères.
  2. Favoriser l’écriture libre
    • Laisser de la place à l’imprévu, à la créativité, aux émotions, sans pression de bien faire : on peut dessiner, coller, scanner.
  3. Inclure l’évaluation périodique des progrès
    • Relire l’historique tous les deux ou trois mois permet de visualiser les évolutions, d’ajuster les priorités, de célébrer les avancées.
  4. Oser aborder les périodes de “vide”
    • Si le carnet n’est pas rempli pendant un temps, il n’y a pas d’échec : c’est un indicateur à prendre en compte sans jugement.

Pièges à éviter et points de vigilance

  • Éviter la surcharge : Un carnet trop rempli de prescriptions ou d’injonctions perd son sens de soutien. L’important est d’en faire un appui, pas une charge.
  • Respecter la temporalité de chacun : Toutes les semaines ne sont pas comparables : le rythme d’un carnet peut être irrégulier, sans valider ni invalider la pertinence du travail accompli.
  • Préserver la confidentialité : Laisser la liberté d’escamoter certains sujets s’ils semblent trop sensibles, et d’ouvrir la discussion s’il y a une demande expresse du patient.
  • Co-construire le sens : Garder en tête que chaque parcours est singulier. Ce qui fait sens pour le binôme patient/pair-aidant ne peut pas être généralisé mais sert de base à un cheminement propre.

Un rapport de l’Union nationale des familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques (UNAFAM, 2023) montre que la co-construction du carnet limite le sentiment d’isolement chez les personnes concernées et favorise l’adhésion des familles quand elles y sont associées avec l’accord du patient.

Perspectives : le carnet partagé, levier d’empowerment et de coopération

Le partage d’un carnet de suivi s’inscrit dans une dynamique collective de transformation des pratiques en santé mentale. Il illustre concrètement la notion de "patient-acteur" et "pair-acteur", au cœur de la démarche du rétablissement, telle que soutenue dans les recommandations récentes de la Haute Autorité de santé (HAS, 2022).

En impliquant la personne accompagnée dans la construction des outils de son parcours, le carnet contribue à restaurer la confiance, à développer la réflexivité et à encourager le dialogue continu. Ce dispositif gagne à être déployé plus largement dans les établissements, mais aussi dans le secteur associatif — pour que chacun, à son rythme, puisse être reconnu comme sujet et partenaire de son propre mieux-être.

L’enjeu pour les années à venir : multiplier les témoignages, les retours d’expérience et les formations conjointes, afin de nourrir un mouvement collectif vers une santé mentale plus inclusive, partenariale et respectueuse des savoirs de l’expérience.

Pour aller plus loin :

  • Recommandations HAS, "Pairs-aidants en santé mentale" : HAS
  • Étude sur le WRAP : Mary Ellen Copeland, "Wellness Recovery Action Plan" (www.mentalhealthrecovery.com)
  • Rapport UNAFAM, 2023 : Enquête nationale sur les dispositifs d’accompagnement pair-aidant

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