D’où vient la pair-aidance ? Un concept ancré dans l’entraide et l’expérience vécue

La pair-aidance ne se résume pas à une nouvelle tendance dans le champ de la santé mentale. Elle plonge ses racines dans un vaste mouvement d'entraide, de solidarité et de reconnaissance de l’expérience vécue. Pour mieux saisir sa portée actuelle, il est essentiel de comprendre comment elle est née et a évolué, en France comme à l’international.

Aux origines du concept : l’entraide au cœur des communautés

Bien avant l’apparition du terme "pair-aidance", l’entraide entre personnes vivant des expériences similaires existe sous différentes formes. De la fondation des groupes d'Alcooliques Anonymes (AA) aux États-Unis en 1935, jusqu’aux initiatives communautaires dans divers pays, l’histoire de la pair-aidance est indissociable de celle des mouvements d'usagers.

  • Les groupes d’entraide : Dès le début du XX siècle, des personnes confrontées à la même difficulté – addiction, maladie chronique, handicap mental – créent des groupes de soutien mutuel. Le modèle des AA, basé sur le partage d’expérience, inspirera de nombreux autres groupes (Narcotiques Anonymes, Hearing Voices, Schizophrenia Fellowship…).
  • L’entraide en psychiatrie : Dans les années 1960-70, en réaction à la psychiatrie asilaire et au manque de droits des personnes hospitalisées, émergent des mouvements d’usagers et de survivants de la psychiatrie. Aux États-Unis, le Mouvement antipsychiatrie et les groupes comme "We Shall Overcome" posent les bases d’une entraide fondée sur l’affirmation de droits et la reconnaissance du vécu.

Les années 1980-1990 : l’institutionnalisation progressive de la pair-aidance

A partir des années 1980, la notion de "peer support" (soutien par les pairs) gagne du terrain dans le monde anglophone. Ce mouvement va transformer l’entraide informelle en une approche de plus en plus structurée.

  • Les pionniers nord-américains : Au Canada et aux États-Unis, la création de postes de pair-aidants dans certains hôpitaux et centres communautaires marque une étape importante. Par exemple, le Mental Health America et la NAMI (National Alliance on Mental Illness) soutiennent la formation de leaders pairs dès la fin des années 1980.
  • L’influence de la politique sociale : En Australie, dès 1994, l’État de Victoria expérimente l’intégration de pair-aidants salariés dans ses services psychiatriques (source : “Peer Support in Mental Health Services: History, Policy and Evidence”, Mental Health Coordinating Council).

Ces expériences sont portées par une conviction forte : la compétence issue du vécu est aussi précieuse que celle du savoir théorique ou professionnel.

Le modèle recovery et l’apport décisif des personnes concernées

L’émergence du "modèle du rétablissement" – ou recovery – dans les années 1990 va considérablement accélérer la reconnaissance de la pair-aidance.

  • Le Recovery Movement : Né d’abord dans les milieux anglophones, ce mouvement remet au cœur la personne et son autodétermination. La voix des pairs devient centrale dans l’accompagnement et dans la transformation des systèmes de soins (source : Anthony W.A., “Recovery from mental illness: The guiding vision of the mental health service system in the 1990s”, 1993).
  • Des chiffres révélateurs : Selon une enquête menée en 2018 par Mental Health Europe, plus de 30% des structures européennes de santé mentale recouraient à des activités de pair-aidance, que ce soit de façon formelle ou informelle.

La pair-aidance s’inscrit alors dans des politiques publiques : financement de formations, création de diplômes de pair-aidant, reconnaissance salariale de cette fonction.

L’arrivée de la pair-aidance en France : entre retards et innovations

La France a mis plus de temps à reconnaître et structurer la pair-aidance, mais l’élan est bien là :

  • Les premières initiatives : Le collectif "Les Funambules", fondé par Yann Derobert, propose dès 2007 du soutien par les pairs autour du trouble bipolaire. D’autres groupes apparaissent localement à la même période (source : CCOMS, “La pair-aidance en santé mentale en France”, 2020).
  • De la pair-aidance à la formation diplômante : En 2011, l’IRTS de Paris propose le premier Diplôme universitaire de médiateur de santé/pair. Aujourd’hui, on recense une centaine de pair-aidants salariés dans le champ de la psychiatrie, et des centaines de pairs bénévoles ou impliqués dans des groupes de parole (source : CCOMS).
  • Un cadre institutionnel en construction : Les recommandations de la Haute Autorité de Santé (HAS) sur le “rôle du patient partenaire” (2019) citent explicitement la pair-aidance comme pratique à encourager. En Auvergne Rhône-Alpes et à Lyon notamment, des expérimentations intègrent des profils pairs dans les hôpitaux publics ou associations.

Les fondements philosophiques et éthiques de la pair-aidance

La particularité de la pair-aidance, c’est son ancrage éthique : elle repose sur la reconnaissance de la compétence issue du vécu, sur l’égalité relationnelle et sur la volonté de faire évoluer les représentations.

  1. Expérience vécue comme ressource : Au-delà du témoignage, c’est une capacité à accompagner, à transmettre des clés, à redonner confiance à d’autres.
  2. Réciprocité et horizontalité : La pair-aidance se distingue de la relation soignant-soigné par l’idée d’un échange d’égal à égal, où la vulnérabilité n’est plus stigmatisée mais reconnue comme une force.
  3. Transformation sociale : En mettant en avant la parole des premiers concernés, elle contribue à lutter contre la stigmatisation et à ouvrir la voie à des soins plus humanistes et démocratiques (source : OMS, “Peer Support in Mental Health”, 2007).

Certains professionnels s’inspirent aussi de l’approche du "care" et de la psychiatrie communautaire, où l’écoute, la proximité et l’accompagnement prennent le pas sur la seule expertise biomédicale.

Les défis actuels : entre essor et vigilance

L’intérêt pour la pair-aidance ne cesse de croître, mais ce développement soulève aussi de nouvelles questions :

  • Professionnalisation vs. authenticité : Comment former et salarier des pair-aidants tout en préservant la force du vécu et le principe d’égalité relationnelle ? (source : Fédération nationale des Pairs-aidants en santé mentale, rapport 2022)
  • Risques d’instrumentalisation : Certains acteurs craignent que les pairs ne soient utilisés pour compenser des carences du système ou pour améliorer l’image, sans transformer en profondeur les pratiques.
  • Reconnaissance et protection : Statut, accompagnement, gestion de la souffrance, épuisement professionnel… Les pairs-aidants demandent une meilleure protection juridique et des espaces de supervision.

En France, la question de la rémunération et du statut des pair-aidants salariés reste un enjeu fort. Selon le rapport du CCOMS de 2020 auprès de 84 pairs-aidants salariés, 71% d'entre eux jugeaient leur statut encore trop précaire.

Focus : la pair-aidance au-delà de la santé mentale

La pair-aidance, bien que née dans le champ de la santé mentale, essaime aujourd’hui dans d’autres domaines :

  • Maladies chroniques : Des réseaux de patients-experts accompagnent des personnes atteintes de diabète, VIH, cancers, douleurs chroniques…
  • Domaine social : Les intervenants pairs (ex : anciens sans-abri, ex-usagers de drogues) mobilisent leur vécu pour accompagner l’inclusion sociale.

La publication en 2023 du livre blanc “Patients et pair-aidants, partenaires de l’innovation dans la santé" par France Assos Santé témoigne de cette extension du concept et de ses multiples applications.

Perspectives et dynamiques à venir

Le concept de pair-aidance, loin d'être figé, ne cesse d’évoluer. Portée par des personnes concernées, soutenue par des professionnels et de plus en plus reconnue par les institutions, elle interroge les modèles traditionnels du soin et de la relation d’aide. L’enjeu pour les années à venir : garantir sa légitimité, renforcer la formation et les espaces d’action pour les pairs, et préserver l’esprit fondamental d’entraide, d’émancipation et de réciprocité, au service de la santé mentale et du lien social.

Pour approfondir ce sujet : Haute Autorité de Santé, CCOMS – La pair-aidance en santé mentale en France, Mental Health Europe – Peer Support in Mental Health.