Comprendre la genèse de la pair-aidance dans le champ de la santé mentale

La pair-aidance, telle qu’on la connaît aujourd’hui, est le fruit d’une longue histoire militante et collective. Son origine remonte aux années 1970, quand le courant du mouvement des usagers de la psychiatrie émerge, essentiellement dans les pays anglo-saxons (États-Unis, Canada, puis Grande-Bretagne). Les premiers groupes d’entraide autogérés, comme les drop-in centers américains ou encore le Mental Patients’ Union britannique, défendent alors une idée révolutionnaire : les personnes ayant vécu des troubles psychiques disposent d’un savoir expérientiel qui leur permet de se soutenir mutuellement et de réclamer une place centrale dans la définition des soins.

À la même période, certains modèles comme le Clubhouse de Fountain House (New York, 1948) sont précurseurs en insistant sur le soutien entre pairs. Ce n’est que plus tard, dans les années 2000, que la notion de peer support worker se structure professionnellement, aboutissant à des formations et à l’intégration de pairs-aidants dans des équipes de soins. En France, la reconnaissance officielle intervient à partir des années 2010, avec des expériences pilotes soutenues par des ARS : par exemple, le projet Pair-Aidant à Lyon, initié par la Fondation ARHM, illustre la mutation du champ.

Aujourd’hui, la pair-aidance fait partie des recommandations de l’OMS et figure dans plusieurs plans nationaux de santé mentale en Europe (OMS, 2021).

Un accompagnement singulier : en quoi la pair-aidance se démarque-t-elle ?

À la différence de l’accompagnement classique, la pair-aidance repose sur l’échange horizontal. Alors que le professionnel de santé mentale détient une expertise technique et médicale, le pair-aidant apporte une connaissance vécue du rétablissement et des stratégies d’adaptation face aux troubles et au système de soins.

  • Relation d’égal à égal : la parole du pair-aidant se base sur la proximité, la reconnaissance mutuelle et l’absence de hiérarchie. L'exemple de l’Institut Montsouris à Paris montre que la co-construction est au cœur du modèle. Institut Montsouris
  • La narration de l’expérience : les pairs-aidants partagent des exemples personnels, ce que le professionnel préfère éviter par souci de neutralité.
  • L’accompagnement s’inscrit dans une logique d’empowerment : la priorité n’est pas uniquement d’aller mieux, mais de retrouver du pouvoir d’agir.

Selon une enquête du CESE (2021), 78 % des personnes ayant bénéficié d’une pair-aidance estiment que c’est l’écoute sans jugement et la compréhension fine du vécu qui font la différence (CESE).

L’éthique de la pair-aidance : des valeurs structurantes

La pair-aidance repose sur des principes éthiques clairs, essentiels à la qualité du lien et à la sécurité de l’accompagnement. Les chartes publiées par divers collectifs français et européens en témoignent (Charte du CReHPsy Auvergne Rhône-Alpes, 2018).

  • Confidentialité : les récits partagés ne sortent pas du cadre de l’accompagnement.
  • Respect de l’autonomie : jamais d’ingérence ni d’injonction. Chacun trace son parcours.
  • Reconnaissance de l’altérité : le pair n’est pas un double, il respecte la singularité de l’autre.
  • Soutien plutôt que solution : il s’agit de favoriser l’émergence des ressources propres de la personne accompagnée.
  • Rôle limité et délimité : le pair-aidant ne se substitue pas aux professionnels, ni à une prise en charge médicale si besoin.

Ces principes évitent à la fois la confusion des rôles et l’instrumentalisation des pairs, risques pointés dans plusieurs rapports (IGAS, 2022). La formation et la supervision sont des garde-fous indispensables.

Contexts d’intervention : pour qui, où et comment proposer la pair-aidance ?

Toute personne vivant avec un trouble psychique ou en situation de vulnérabilité psychique est en droit d’accéder à la pair-aidance, à tous les âges de la vie. En France, les interventions s’adressent aussi bien aux personnes en hôpital psychiatrique qu’aux usagers de centres de réadaptation, aux bénéficiaires des GEM (Groupes d’Entraide Mutuelle), ou à des proches aidants.

Quelques exemples structurants :

  • Hôpitaux et secteurs psychiatriques : de plus en plus d’équipes intègrent des pairs-aidants sur des fonctions d’accueil, de médiation, de soutien à la préparation de la sortie (CH Le Vinatier, Lyon).
  • Associations et GEM : ce sont des foyers historiques de la culture pair-aidante, dont les résultats sur le maintien en logement ou la prévention de la rechute sont documentés (INSERM, 2017).
  • Structures médico-sociales : foyers de vie, appartements associatifs, SESSAD, etc.
  • Interventions en réinsertion professionnelle ou sociale: accompagnement vers et dans l’emploi, missions locales.

La pair-aidance s’expérimente aussi auprès de publics jeunes (actions d’éducation à la santé mentale dans les établissements scolaires) et auprès de populations vieillissantes.

Quand le savoir expérientiel devient moteur : l’émergence d’une nouvelle reconnaissance

La montée en reconnaissance du savoir expérientiel s’explique par le constat du fossé entre expertise médicale et réalité du vécu des personnes. Les mouvements de patients experts (“recovery movement”, Canada, 1990’s) et les recherches participatives (par exemple le programme “Equipes 3.0” piloté par le CHU de Montpellier) montrent que le témoignage de ceux qui sont passés par la maladie améliore la pertinence des dispositifs.

En 2018, le rapport du Haut Conseil de la Santé Publique pointe que la pair-aidance est un des leviers majeurs du rétablissement. L’intégration du savoir expérientiel dans les équipes induit une transformation culturelle qui va au-delà de la simple “médiation” : elle bouscule les savoirs traditionnels et encourage la co-expertise dans les pratiques professionnelles.

Intégrer la pair-aidance dans toutes les structures de soins : une utopie ?

Beaucoup d’établissements de santé mentale affichent désormais la volonté d’intégrer des pairs-aidants, mais la réalité est plus complexe. Si les GEM ou certaines équipes hospitalières montrent l’exemple, des freins persistent :

  • Culture institutionnelle : les modèles trop hiérarchisés peinent à laisser une place réellement active aux pairs.
  • Encadrement et formation : la diffusion des formations qualifiantes manque encore de moyens, même si France Compétences a inscrit le métier dans les référentiels professionnels depuis 2023.
  • Niveaux d’intégration : la pair-aidance s’installe plus facilement dans les structures associatives ou à taille humaine que dans les grands CHU où l’articulation avec les médecins reste délicate (Étude CCOMS, 2022).

L’évolution vers une culture de la “compagnonnage” entre savoirs reste lente, mais elle progresse, portée par l’exigence des usagers et des familles. 72 % des équipes expérimentant la pair-aidance souhaitent poursuivre et élargir l’expérience (Baromètre Santé Publique France, 2021).

Les apports mesurés de la pair-aidance pour les personnes accompagnées

L’un des effets les plus documentés de la pair-aidance est la réduction de l’isolement : selon une étude de la Fédération Addiction (2020), 64 % des bénéficiaires d’un accompagnement pair-évaluent une nette amélioration de leur sentiment d’appartenance sociale, contre 42 % dans les suivis classiques.

D’autres bénéfices sont relevés de manière transversale :

  • Meilleure compréhension des troubles : entendre des parcours de rétablissement aide à relativiser, à limiter la stigmatisation et la peur de rechute.
  • Effet “miroir” : le témoignage direct d’une personne avec une expérience similaire rend le rétablissement plus crédible, plus concret.
  • Adhésion aux soins : plus d’implication, de confiance dans le projet thérapeutique (cf. rapport IGAS 2022, analyse sur 10 structures pilotes).
  • Impact sur l’espoir : la pair-aidance booste l’espoir, facteur reconnu par tous les modèles de rétablissement (cf. Anthony WA, 1993).

Quels bénéfices pour les pairs-aidants ?

Si la pair-aidance est tournée vers l’autre, elle transforme aussi le pair-aidant. Plusieurs recherches, dont le rapport 2022 du Centre Collaborateur OMS, décrivent des apports majeurs :

  1. Renforcement de l’estime de soi : utiliser son parcours autrement, le transformer en compétence, redonne du sens à l'expérience.
  2. Insertion professionnelle : la reconnaissance du métier de pair-aidant crée de nouveaux débouchés, même si le taux d’emploi reste fragile (en 2022, environ 650 pairs-aidants en France, selon l’UNAFAM).
  3. Réseau élargi : engagement dans une communauté d'entraide, lutte contre la solitude ou le sentiment d’impuissance face au passé.

La pair-aidance oblige, enfin, à une attention particulière au réinvestissement psychique et à la nécessité du soutien, notamment en cas de doutes, de rechutes ou face à des situations complexes.

Freins actuels et défis à relever pour la pair-aidance

Même si le développement de la pair-aidance est spectaculaire depuis 10 ans, son déploiement soulève des points de vigilance récurrents :

  • Recrutement et formation : seules quelques universités (Lyon, Paris Diderot, Nantes) proposent des formations universitaires ad hoc, les places restent limitées (moins de 80 diplômés/an en France en 2023).
  • Risque d’épuisement : le retour sur son propre vécu, le fait de recevoir des confidences intenses, exigent un encadrement et du temps de supervision.
  • Clarté des missions : le flou des statuts (salarié, bénévole ?) rend parfois les conditions de travail précaires ou ambivalentes.
  • Intégration réelle dans les équipes : malgré le volontarisme affiché, certains professionnels restent frileux ou craignent la perte d’expertise “médicale”.
  • Diversité et représentativité : les pairs-aidants recrutés sont encore souvent issus des milieux urbains, d’un certain niveau d’études, et moins présents en rural ou auprès des minorités.

Des réseaux nationaux (PAIR-AIDANCE.FR, CReHPsy) œuvrent pour soutenir la montée en compétence, la diversification des profils, et la recherche sur l’impact à long terme de la pair-aidance.

À la croisée des chemins : perspectives pour une pair-aidance inclusive et durable

La pair-aidance n’est ni un effet de mode ni un remède miracle. Son existence témoigne d’une mutation profonde de la conception des soins en santé mentale : les personnes concernées ne sont plus seulement “accompagnées” mais actrices de leur trajectoire. En Rhône-Alpes comme ailleurs, le défi est désormais de faire de cette approche une composante structurante du soutien en santé mentale, accessible au plus grand nombre, avec des pairs aux profils variés et une reconnaissance pleine de leur expertise.

La professionnalisation, l’élargissement géographique, mais aussi la promotion d’une culture du rétablissement partagée, sont autant d’axes à renforcer. La pair-aidance continuera d’interroger les représentations et d’influencer positivement les pratiques professionnels… à condition de lui donner pleinement sa chance et de respecter ce qui la rend singulière : la force et la légitimité de l’expérience vécue.

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