Pourquoi évaluer la pair-aidance : enjeux et défis

La pair-aidance s’affirme aujourd’hui comme un pilier émergent de la santé mentale, en France comme à l’étranger. Appuyée sur l’expérience vécue, elle vise un accompagnement horizontal et coopératif des personnes concernées. Mais face à son essor rapide, un enjeu central s’impose : comment garantir la qualité, l’impact et la pertinence de ces interventions ? Évaluer la pair-aidance, c’est d’abord lui offrir la reconnaissance institutionnelle qu’elle mérite, tout en évitant les pièges d’une standardisation excessive.

Or, le développement rapide de la pair-aidance en Auvergne Rhône-Alpes – où l’on compte, selon le CREAI, une dizaine de structures ayant recruté des pairs salariés depuis 2020 – rend ce travail d’analyse encore plus précieux. Il s’agit de faire de la pair-aidance une pratique vivante, adaptable, mais toujours soucieuse d’en mesurer les effets.

Quels critères pour évaluer la pair-aidance ?

Évaluer la pair-aidance ne peut se résumer à copier les outils de la médecine classique. Son cœur réside dans la relation, le vécu, et non dans des protocoles ou bilans habituels. Pourtant, il existe des critères essentiels à explorer :

  • L’impact sur le rétablissement : Les études (notamment rapport Inserm, 2020) montrent que la pair-aidance améliore l’estime de soi, réduit l’auto-stigmatisation, et favorise le rétablissement subjectif.
  • L’autonomie et l’empowerment des personnes accompagnées : Les outils d’évaluation britannique comme le Recovery Star ou le WRAP (Wellness Recovery Action Plan) mesurent cette progression, à travers l’autogestion, la prise de décision, et la capacité à mobiliser ses ressources.
  • La qualité de la relation : L’alliance thérapeutique et la confiance, évaluées par des questionnaires type STAR-P (Scale to Assess Therapeutic Relationship in Community Mental Health Care – Patient version), représentent un indicateur clé.
  • L’impact sur l’institution et les équipes : La présence de pairs influence-t-elle le climat d’équipe, la compréhension des enjeux de stigmatisation, ou l’organisation des soins ?
  • La satisfaction des participants : Questionnaires anonymes, entretiens individuels ou groupes de parole permettent de recueillir un retour direct.

Les méthodes d’évaluation : entre science et expérience

Les outils d’évaluation se multiplient, s’adaptant à cette posture spécifique qu’est la pair-aidance. Voici ceux qui, à l’heure actuelle, font consensus ou montrent un fort potentiel :

  • Les questionnaires standardisés : Exemple du INSPIRE, développé pour évaluer la qualité de l’intervention pair-aidante du point de vue de l’usager (Barbic et coll., 2012). Disponible en français, il évalue le soutien à l’espoir, à la compréhension et à la gestion des difficultés.
  • Les auto-évaluations : Permettent aux pairs-aidants de réfléchir à leur posture, à leur vécu et aux effets de leur accompagnement. Des outils comme la carte du parcours de rétablissement (réalisée par Santé Mentale France) participent à cette démarche.
  • Les entretiens qualitatifs : Recueillir la parole, l’expérience, les ressentis à travers des entretiens semi-dirigés ou des analyses de récits vient compléter l’approche quantitative.
  • L’évaluation participative : Impliquer les personnes aidées, les pairs-aidants et l’ensemble de l’équipe dans l’analyse des actions pour adapter collectivement les pratiques.

Il est essentiel de croiser les méthodes : la richesse de la pair-aidance prend souvent tout son sens via le croisement d’indicateurs qualitatifs et quantitatifs (Psycom, 2022).

Quels bénéfices mesurer, pour qui ?

Certains résultats ont été soulignés par des enquêtes nationales et européennes (voir Santé publique France, 2019), mais le détail mérite d’être repris.

  • Pour les personnes accompagnées : Diminution de l’isolement, progression dans la reprise d’activité ou d’études, réduction de la durée d’hospitalisation (jusqu’à -30 % d’après une étude collaborative menée à Marseille en 2021).
  • Pour les équipes : Meilleure compréhension des usages, nouvelles dynamiques de coopération, renforcement de la qualité des soins relationnels.
  • Pour les pairs-aidants eux-mêmes : Accès à l’emploi, développement de compétences transférables, possibilité de formation continue (44 % des pairs-aidants interrogés par le CCOMS en 2022 envisagent une montée en compétences après deux ans d’exercice).

Les risques de dérive et les limites de l’évaluation

Si l’évaluation est nécessaire, elle peut aussi présenter des dangers, notamment celui de l’institutionnalisation de la pair-aidance à des fins managériales ou budgétaires. Certains chercheurs alertent (Pr. Jean Furtos, 2022) sur l’écueil de réduire la pair-aidance à une prestation standard, perdant ainsi le lien vivant à l’expérience. Il importe de laisser place à la diversité des pratiques, d’accepter la subjectivité et la singularité du vécu.

De plus, les contextes d’exercice – entre bénévolat, salariat, cadre associatif… – varient fortement. Les mêmes outils ne conviendront pas à toutes les situations.

Améliorer les pratiques : réflexions et pistes concrètes

Des dynamiques collectives à encourager

  • Former et soutenir en continu : La formation initiale est indispensable, mais doit être suivie de groupes de supervision, de partage de pratiques, et de rencontres régulières entre pairs. À Lyon, le CREHPSY a mis en place des ateliers bimestriels où pairs-aidants échangent sur leurs difficultés, aidant à prévenir l’épuisement.
  • Valoriser la recherche-action : Associer pairs, chercheurs et équipes de terrain pour tester, adapter et documenter de nouveaux outils et approches. Ce mode collaboratif permet de faire évoluer la pair-aidance en fonction des besoins et d’en mesurer les résultats sans rigidité.
  • Encourager la réflexivité : Prendre le temps de l’analyse réflexive, individuelle et collective, sur son propre parcours et sur les effets produits. Des cahiers de bord ou des temps de retour d’expérience dynamiques (voir les pratiques du groupe "Ensemble pour la santé mentale" à Grenoble) y participent.
  • Adapter localement les pratiques : Chaque territoire, chaque contexte d’exercice invente ses propres codes. L’exemple des réseaux d’entraide en zones rurales de l’Ain, ou du dispositif "Pairs-Médiateurs" dans l’agglomération stéphanoise, montre la nécessité d’articuler dispositifs nationaux et réalités de terrain.

Favoriser la co-construction avec les personnes concernées

Inclure systématiquement les personnes concernées – patients, proches, adultes et jeunes – dans la création, l’amélioration et l’évaluation des dispositifs est un impératif. Les projets ouverts à cette co-construction montrent une meilleure adaptation à la réalité des besoins, une appropriation accrue et des impacts (Source : HAS, projet “Favoriser la participation des personnes concernées”, 2023).

Réduire les inégalités d’accès et renforcer la lisibilité

  • Informatiser et partager les données d’impact locales : Nombre d’équipes de pair-aidance en région Rhône-Alpes restent invisibles, faute d’outils de suivi coordonnés. Centraliser puis mutualiser ces données favorise la reconnaissance et l’accès des publics éloignés.
  • Développer des supports plurilingues et adaptés au handicap : Peu d’initiatives existent pour les personnes non-francophones ou en situation de handicap mental. Adapter les outils d’information et d’évaluation est essentiel.

Des leviers d’avenir à activer

Aujourd’hui, l’évaluation et les pratiques de pair-aidance constituent un chantier dynamique et ouvert. Les recommandations du Conseil National Handicap Psychiatrique (2023), qui prônent un financement plus stable des expérimentations, voire la création d’observatoires régionaux de la pair-aidance, dessinent des perspectives concrètes.

  • Lancer des observatoires citoyens : Associer usagers, proches, pairs, professionnels de tous horizons pour suivre, documenter, faire évoluer conjointement les initiatives. L’exemple du “Living Lab Pair-aidance” à Lyon, piloté avec des universités, pourrait inspirer d’autres territoires.
  • Mener des enquêtes à grande échelle : Enquêtes menées par Santé Publique France et la FondaMental permettent de quantifier les effets, de recueillir la voix des bénéficiaires, et de mieux cibler les pistes d’amélioration.
  • Renforcer les liens entre dispositifs : Mieux articuler la pair-aidance en santé mentale avec les dispositifs similaires dans les champs de l’addictologie, du handicap, du social, permet de mutualiser les retours d’expérience et les formations.

Pour rester en mouvement : s’ouvrir, se remettre en question, construire ensemble

Évaluer et améliorer la pair-aidance, c’est renouer avec l’essence même de cette démarche : une attention constante à la singularité, une volonté de progresser sans jamais figer, un refus des modèles fermés. Mener ce travail collectivement, en lien avec les personnes concernées, les professionnels et les décideurs, c’est garantir à la pair-aidance l’espace d’invention et la robustesse dont elle a besoin pour s’épanouir durablement dans nos territoires.

Parce que la pair-aidance sera vivante et efficace tant qu’elle restera fidèle à ses principes : valoriser le pouvoir d’agir, reconnaître la diversité des voix, ne jamais perdre de vue la dimension humaine du soin et de l’accompagnement.

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