Le sens et l’intérêt de la valorisation de l’expérience vécue

À la différence d’un professionnel issu du médico-social, le pair-aidant tire sa légitimité de son expérience concrète des troubles psychiques, de ses stratégies d’adaptation et du rétablissement. Valoriser ce vécu dans la formation n’est pas qu’un principe d’ordre symbolique : c’est un choix méthodologique. Selon l’Unafam, près d’un tiers des patients suivis en psychiatrie expriment un besoin fort de contact avec des pairs (Étude UNAFAM 2022).

  • Diversité de l’expérience : Les histoires sont multiples (schizophrénie, dépression, troubles bipolaires…). Former en valorisant ces parcours enrichit l’ensemble du groupe et permet une mutualisation des savoirs.
  • Empowerment : Reconnaître la valeur de l’expérience favorise le sentiment d’autonomie, aide à transformer « ce qui a fait souffrir » en ressource, à prendre du recul et, parfois, à donner sens à ce qui a été traversé.
  • Outil de médiation : Dans la pratique, le vécu devient un pont : il permet de dépasser la théorie, de s’ajuster à la réalité, et d’oser nommer des difficultés taboues.

Une intégration progressive dans les dispositifs de formation

Aujourd’hui, la France compte environ 550 pair-aidants certifiés ou en poste (Chiffres CCOMS, 2023). Le mouvement de professionnalisation s’est accéléré depuis 2012, avec la création des Diplômes Universitaires (DU) dédiés à la pair-aidance : DU « Pair-aidance en santé mentale » à Lyon-I, Lille, Paris, Clermont-Ferrand, etc.

Dans ces parcours, la valorisation des savoirs expérientiels intervient à plusieurs niveaux :

  1. Sélection et recrutement : L’entrée en formation se fait généralement sur dossier et entretien. L’accent est mis sur la capacité à parler de son expérience, à l’analyser, à en tirer des points d’appui — et non sur le diplôme scolaire ou les stages passés (source : Dossier de candidature DU Pair-aidance Lyon-I).
  2. Groupes d’analyse de pratiques : La pédagogie repose beaucoup sur des ateliers collaboratifs où chacun raconte un parcours, met en mot des difficultés, échange sur ce qui aide ou bloque.
  3. Double tutorat : Plusieurs dispositifs associent un tuteur pair et un tuteur professionnel, pour garantir que l’expérience vécue soit mobilisée, tout en la plaçant en sécurité vis-à-vis des risques d’épuisement ou de confusion de rôle.

Un exemple de valorisation concrète : l’auto-narration

La plupart des formations demandent aux futurs pair-aidants de rédiger un récit réflexif de leur parcours. Cette « auto-narration » permet de repérer :

  • les étapes du rétablissement,
  • les facteurs déclencheurs de changements,
  • les stratégies personnelles qui ont fonctionné ou non,
  • les moments-charnières : rencontres, essais, rechutes, espoirs.

Ce travail, individuel puis partagé en groupe, s’inscrit dans une démarche d’appropriation et de transformation : il ne s’agit pas d’exposer sa vie privée, mais d’en dégager des ressources transférables, des « petites victoires » et des outils de soutien pour d’autres.

Accompagnement, évaluation et reconnaissance

Pour assurer une valorisation respectueuse et pertinente, les formations de pair-aidants s’appuient sur plusieurs principes :

  • Confidentialité : Le partage d’expériences reste protégé, jamais imposé, et sans pression à la « réussite accélérée du rétablissement ».
  • Posture réflexive : Les futurs pair-aidants apprennent à parler de leur expérience sans imposer, sans s’identifier constamment à autrui et en prenant de la distance, grâce à des outils spécifiques (échelle du rétablissement, guides d’entretien, outils d’auto-observation).
  • Évaluation continue :
    • Par auto-évaluation : chaque participant analyse ses propres acquis, ses fragilités, son cheminement.
    • Par le collectif : feedback en groupe, échanges, travail sur les biais ou projections.
    • Via un référentiel métier : chaque formation s’appuie sur un référentiel national (par exemple, celui du CCOMS) ou local pour valider les acquis à la fin du parcours.

Cette reconnaissance formelle d’un savoir d’expérience n’efface pas la subjectivité : au contraire, elle la canalise, l’enrichit et en fait à la fois un tremplin et un repère, mais jamais une fin en soi.

Des difficultés persistantes : quels défis pour la valorisation du vécu ?

Le retour des premiers diplômés comme des professionnels encadrants pointe plusieurs écueils :

  • Le risque de sur-sollicitation émotionnelle : Partager son expérience, c’est aussi raviver certaines blessures ou peurs. La formation propose des temps de recul, des ressources en supervision, mais ce risque doit être nommé.
  • La tentation du modèle unique : Parfois, la valorisation du vécu peut se transformer en « norme de rétablissement » implicite. Il est crucial de préserver la diversité des récits, d’éviter toute prescription ou jugement sur les étapes traversées.
  • L’inégalité : L’accès aux formations de pair-aidant reste très hétérogène en fonction des territoires. Par exemple, en 2022, l’Île-de-France comptait 4 fois plus de places que la région Auvergne Rhône-Alpes (source : Fédération régionale de Recherche en Santé Mentale).
  • Des critères encore flous : Certains établissements peinent à définir des critères d’accès transparents et à reconnaître la légitimité de toutes les trajectoires de vie, y compris celles marquées par des impasses ou une certaine fragilité persistante.

À cela s’ajoute la question de l’articulation avec les autres professionnels : comment valoriser l’expérience sans créer de rivalité ou de malaise avec les équipes déjà en place ? Le rôle de formation, en clarifiant les attendus et les limites de la fonction, joue ici un rôle de pacification et de synergie.

De l’expérience intime à la compétence collective

La valorisation n’est pas seulement un acte individuel. Elle engage le groupe, crée une mémoire collective des « petits savoirs » issus du terrain, souvent invisibles dans les manuels :

  • Comment trouver une astuce pour supporter l’attente aux urgences ?
  • Comment parler à son entourage des troubles sans provoquer l’incompréhension ou la peur ?
  • De quelle façon aborder une rechute, sans honte, dans un groupe ?

Dans la plupart des DU, des forums d’échange, ateliers d’entraide ou supervisions croisées sont instaurés pour que cette circulation du vécu ne soit pas verticale mais horizontale. La mutualisation de ce qui a marché (et ce qui a échoué) nourrit la capacité à accompagner, sur le long terme, d’autres personnes concernées.

Vers de nouvelles formes de reconnaissance et d’avenir pour l’expérience vécue

La dynamique actuelle va vers une reconnaissance institutionnelle accrue du savoir d’expérience, avec la création de diplômes d’État, des référentiels de compétences partagés, et une meilleure représentation des pairs dans les Conseils territoriaux de santé mentale. En 2023, le Conseil National de la Refondation a salué la pertinence de cette approche pour lutter contre la stigmatisation et soutenir l’accessibilité des soins (voir Ministère de la Santé, Rapport Pair-aidance 2023).

Les perspectives ouvertes sont nombreuses :

  • alliances plus solides entre professionnels et pairs-formateurs,
  • déploiement dans les autres secteurs (addictologie, médecine chronique, précarité),
  • meilleure valorisation des acquis de l’expérience pour les évolutions de carrière (VAE),
  • nouvelles recherches croisées pour évaluer l’impact long-terme de l’implication des savoirs expérientiels (plusieurs équipes INSERM planchent sur ce sujet).

La place faite à l’expérience personnelle dans la formation ne cesse de grandir, s’affinant et s’ouvrant à de nouveaux horizons. Elle n’est pas seulement un « ajout » à la palette de compétences, mais une composante structurante d’un accompagnement plus humain, plus ajusté aux réalités complexes de la santé mentale.

En savoir plus à ce sujet :