Le savoir expérientiel : une ressource longtemps ignorée

Dans le domaine de la santé mentale, la notion de savoir expérientiel – c’est-à-dire la connaissance issue de l’expérience personnelle de la maladie, du rétablissement et de la santé – a longtemps été ignorée, voire dévalorisée. Pendant des décennies, la parole des personnes concernées par les troubles psychiques n'avait presque pas de place : elle était souvent reléguée à l’anecdote, perçue comme trop subjective et peu fiable aux côtés du savoir médical traditionnel.

Pourtant, à partir des années 1960-70, des mouvements comme les psychiatric survivors aux États-Unis, ou plus tard les collectifs d’usagers en Europe, commencent à revendiquer le droit d’être entendus autrement qu’en tant que patients passifs. Les politiques de désinstitutionnalisation et de remise en question de l’hospitalisation psychiatrique ont alimenté ce changement, en mettant en évidence la nécessité de nouveaux modèles plus participatifs (source : OMS).

De la stigmatisation à la reconnaissance : étapes clés du renversement

Entre la logique paternaliste qui dominait l’accompagnement et la reconnaissance du savoir expérientiel, le chemin a été long. Ce basculement repose sur plusieurs transformations sociales et culturelles majeures :

  • Démocratisation de la santé : À partir des années 1980, la notion de « partenariat » entre soignant et soigné commence à s’imposer, notamment avec la loi du 4 mars 2002 en France sur le droit des malades.
  • Montée en puissance de la voix des usagers : La création des associations comme Advocacy France (1992) ou Argos 2001 (1996), a donné une visibilité nationale aux revendications des personnes directement concernées.
  • Recherche participative : Depuis les années 2000, des études intègrent activement les personnes concernées en tant que co-chercheurs – une démarche reconnue par l’Inserm ou la Haute Autorité de Santé (HAS) (HAS).

Cette reconnaissance ne s’est pas imposée naturellement : elle a nécessité du militantisme, de la pédagogie, et parfois, la confrontation à des résistances institutionnelles très fortes.

Paires-aidants : une réponse concrète aux besoins nouveaux du secteur

C’est dans ce contexte changeant que le concept de pair-aidance se formalise. Il désigne l’entraide, le soutien et l’accompagnement entre personnes ayant vécu des situations similaires. La notion trouve ses racines dans les réseaux d’Alcoholics Anonymous dès 1935, mais c’est dans la santé mentale qu’elle prend, à partir des années 2000, toute son ampleur.

La France voit les premiers programmes structurés apparaître au début des années 2010, dans le sillage de l’expérience québécoise (où le Réseau des pairs aidants en santé mentale existe depuis 2005). En 2017, une enquête menée par le Centre Collaborateur de l’OMS pour la recherche et la formation en santé mentale retrouvait que 77 % des personnes ayant bénéficié de l’aide d’un pair-aidant rapportaient une amélioration de leur qualité de vie (sources : UNAFAM, IRDES).

  • Dans quel cadre intervient la pair-aidance ?
    • Structures hospitalières : Depuis 2012, les premiers postes de pair-aidants salariés voient le jour dans les établissements comme le CH Le Vinatier à Lyon.
    • Associations d’usagers et de familles
    • Dispositifs de réhabilitation psychosociale
  • Quel public bénéficie de la pair-aidance ?
    • Personnes vivant avec des troubles psychiques
    • Proches et familles
    • Professionnels (dans une dynamique de formation croisée)

Savoir expérientiel et connaissances académiques : quels apports complémentaires ?

La richesse de la pair-aidance ne réside pas dans une opposition au savoir médical, mais dans la complémentarité.

  1. Compréhension fine du vécu : Un pair-aidant partage des stratégies concrètes pour dépasser l’isolement, faire face aux effets secondaires ou apprivoiser des situations de crise – des solutions rarement abordées en dehors de l’expérience quotidienne.
  2. Re-construction de l’espoir : Le témoignage du possible rétablissement, même après de multiples hospitalisations, agit comme un puissant moteur pour d’autres. Une étude menée par l’Institut Douglas au Québec indique que 85 % des personnes accompagnées par un pair-aidant se sentent plus optimistes quant à l’avenir (source : INSPQ).
  3. Humanisation du soin : Professionnels et patients citent une amélioration de la relation de soins et une diminution du recours aux soins contraints quand l’équipe inclut un pair-aidant (source : HAS, 2022).

La légitimité du savoir expérientiel est également renforcée par des formations comme le Diplôme Universitaire de pair-aidance en santé mentale, ouvert dès 2017 à Grenoble, Paris et Marseille.

Chiffres-clés et données récentes : l’impact mesurable de la pair-aidance

Indicateur Donnée / Étude Source
Postes de pair-aidants créés en France (2023) +150 en structures hospitalières UNAFAM
Effets sur la rechute -24 % de taux de réhospitalisation à 1 an (patients accompagnés par des pairs) Étude IRDES 2021
Satisfaction des usagers 92 % se disent satisfaits ou très satisfaits de la présence d’un pair-aidant dans leur parcours CRESS Auvergne Rhône-Alpes, 2022
Formations diplômantes accessibles 13 DU en 2023 (France) Collège des Universitaires de Psychiatrie

Derrière ces chiffres, des impacts parfois moins mesurables se dessinent : sentiment d’utilité retrouvée, capacité à s’exprimer et à décider, changement progressif du regard porté sur les troubles psychiques, aussi bien par l’entourage que par les équipes soignantes.

Perspectives et défis : maintenir l’élan, ouvrir la voie

La reconnaissance du savoir expérientiel continue de bousculer la psychiatrie, la réhabilitation psychosociale et même la formation des professionnels de santé. L’émergence de la pair-aidance a permis de démontrer, preuves à l’appui, qu’il ne s’agit pas seulement d’un « plus », mais d’une profondeur d’accompagnement dont les effets s’étendent au-delà du soin.

  • Professionnalisation : Les attentes envers les pairs-aidants sont de plus en plus élevées, d’où l’importance des réseaux de formation, de supervision et de reconnaissance salariale.
  • Élargissement à d’autres domaines : Si la santé mentale porte l’innovation, on observe aujourd’hui l’émergence de la pair-aidance dans l’addictologie, le handicap, et les maladies chroniques.
  • Défis persistants : Précarité de certains statuts, manque de postes stables, résistances institutionnelles et nécessité de mieux impliquer les proches et les familles dans ces démarches.

Le changement de paradigme engagé depuis une vingtaine d’années est irréversible et porteur d’espoirs concrets. Plus la parole des personnes concernées sera reconnue, plus la pair-aidance pourra jouer son rôle de levier vers un système qui respecte le choix, l’autonomie et la dignité de chacun.

La reconnaissance du savoir expérientiel a ouvert la voie : il reste à élargir et renforcer cette dynamique, au bénéfice de toutes et tous.

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