Une reconnaissance encore incomplète : statut, posture, professionnalisation

Le premier frein identifié touche à la reconnaissance institutionnelle du rôle de pair-aidant. Malgré les textes pionniers (notamment la recommandation de la Haute Autorité de Santé de 2022 sur les ressources psycho-sociales), la pair-aidance continue d’occuper une « zone grise » dans nombre de structures : absence de statut clairement défini, contrats précaires (CDD, vacations, emplois aidés), confusion des rôles, faible représentation dans les instances décisionnelles. Ce manque de reconnaissance structurelle se traduit par une valorisation inégale du parcours des pairs-aidants et limite leur capacité d’agir au sein des dispositifs de soins et d’insertion.

  • Moins de 30% des établissements psychiatriques publics français proposent à ce jour des postes de pair-aidants reconnus sur le long terme (source : CNAM 2023).
  • 60% des pairs-aidants dans le secteur associatif déplorent un manque de statut et de perspectives d’évolution professionnelle (Enquête UNAFAM 2023).

La notion de « professionnalisation » de la pair-aidance suscite également débats et résistances : peur d’une perte d’authenticité ou, à l’inverse, risque de dilution du rôle spécifique du pair. Les formations restent hétérogènes selon les régions et les acteurs impliqués (DU, certifications, formations internes), exacerbant l’inégalité d’accès à la reconnaissance.

Formation, supervision et soutien : des prérequis parfois négligés

La formation initiale des pairs-aidants, mais aussi la formation continue et la supervision, sont trop souvent insuffisantes au regard des exigences du terrain, générant des risques spécifiques pour ces professionnels atypiques. L’absence d’espaces d’analyse de pratique, de temps dédié à la régulation émotionnelle ou encore d’accès à la formation sur la déontologie ou la gestion de crise, expose les pairs-aidants à un épuisement précoce, voire à une remise en question de leur propre parcours de rétablissement.

  • Selon une étude menée par la Fédération Nationale des Associations d’Usagers en Psychiatrie (FNAPSY, 2022), moins d’1 pair-aidant sur 2 bénéficie d’une supervision régulière dans l’année suivant son intégration.
  • Les formations certifiantes (DU, titres professionnels) impliquent des coûts et des critères d’accès élevés, encore peu couverts par Pôle Emploi ou les dispositifs classiques de financement (source : OVE 2022).

Certaines structures innovent néanmoins, expérimentant la co-supervision entre pairs et professionnels, la co-construction de programmes de formation, ou encore l’introduction d’équipes de pairs référents. Ces démarches montrent qu’un soutien bien structuré permet de prévenir l’isolement et le sentiment de décalage, tout en consolidant une identité professionnelle sécurisante.

Les enjeux de la place dans l’équipe et des relations hiérarchiques

Le positionnement du pair-aidant au sein de l’équipe interdisciplinaire s’avère complexe. Le risque de confusion des rôles persiste lorsqu’il n’est pas clairement posé : le pair-aidant est-il un usager expert, un membre à part entière de l’équipe de soins, ou une externalité mise à contribution sur certains projets seulement ?

  • Des situations de double contrainte : obligation de loyauté vis-à-vis des pairs accompagnés et de l’institution, confidentialité difficile à tenir, frontières floues entre vécu personnel et rôle d’accompagnant.
  • Hiérarchisation tacite : sentiment, pour certains pairs-paids, d’occuper une place marginale face aux soignants diplômés, d’être consultés sur les actions « visibles » mais rarement sur la stratégie ou l’évaluation des dispositifs.

Les témoignages recueillis lors des journées nationales de la pair-aidance organisées par le CREAI Rhône-Alpes en 2023 pointent une réalité persistante : la cohabitation entre pairs-aidants et professionnels traditionnels demeure fragile, alimentée par des incompréhensions, un manque de formation croisée, et à l’occasion, des résistances liées aux cultures professionnelles.

La charge émotionnelle : un risque spécifique et sous-estimé

L’un des enjeux majeurs de la pair-aidance réside dans la gestion de la charge émotionnelle. Le « surinvestissement » ou la tendance à revivre son propre parcours à travers celui des personnes accompagnées peut générer un stress, une identification excessive, et une fatigue psychique plus élevée que dans d’autres métiers de l’accompagnement.

  • Un tiers des pairs-aidants rapportent avoir vécu des périodes de fragilité émotionnelle ou de réactivation de leurs troubles au cours de leur pratique (source : Rapport IGAS, 2021).
  • Facteurs de protection identifiés : supervision, pairs référents, espace de parole confidentiel, reconnaissance par les partenaires de l’équipe.

La prévention, ici, ne peut se limiter à la formation technique : il s’agit aussi de cultiver un climat organisationnel propice au partage, d’offrir un soutien psychologique adapté, de permettre le retrait temporaire du poste en cas de difficulté, sans que cela soit perçu comme un échec.

Les limites de la représentation et du « modèle unique »

La pair-aidance ne peut prétendre représenter l’ensemble des personnes concernées. Les profils de pairs-aidants, encore trop peu diversifiés, manquent parfois de concordance avec le vécu de certains publics : personnes précarisées, jeunes, minorités culturelles, ou usagers hors du système de soins classiques.

On observe parfois une survalorisation du « modèle de réussite » (usager devenu pair-aidant, inséré dans un dispositif), occultant la pluralité des trajectoires et des aspirations. Cette homogénéisation risque d’invisibiliser la parole de personnes non rétablies ou s’inscrivant dans d’autres temporalités du rétablissement.

  • Moins de 10% des pairs-aidants en France déclarent venir d’un parcours hors structure de soins (source : Observatoire Pair-aidance, 2023).
  • Les collaborations avec les médiateurs de santé-pairs issus de la pair-aidance communautaire restent limitées à quelques projets expérimentaux (Programme Peps, ARS Auvergne Rhône-Alpes, 2022-2023).

Décloisonner la pair-aidance, la rendre accessible à d’autres profils et expériences d’usagers devient une priorité pour éviter un effet de reproduction des inégalités déjà existantes.

La question de l’éthique et des risques collatéraux

L’éthique de la pair-aidance est au cœur des réflexions actuelles. Parmi les risques fréquemment évoqués :

  • Instrumentalisation : pairs-aidants utilisés pour donner une « image participative » sans réel pouvoir de décision ni retour sur leurs contributions.
  • Confusion des limites professionnelles et personnelles : difficulté à poser des frontières, sollicitation hors du cadre, attentes irréalistes de la part de l’équipe ou des accompagnés.
  • Secret professionnel et protection du vécu personnel : enjeu de taille, car les pairs-aidants mettent en jeu leur propre histoire et leur capital vulnérabilité, parfois au détriment de leur rétablissement.

Certains protocoles, comme ceux défendus dans la charte nationale de la pair-aidance (CNPA, 2021), cherchent à baliser ces questions. Néanmoins, la formalisation des bonnes pratiques et la formation à l’éthique appliquée demeurent limitées, avec un besoin fort d’outiller les pairs-aidants eux-mêmes (groupes d’échange, modules d’analyse éthique, médiation en cas de conflit).

Le financement et la pérennité des dispositifs

Nombre de dispositifs de pair-aidance reposent sur des financements expérimentaux (PHARE, ARS) ou sur des appels à projets temporaires. Cette instabilité génère de l’incertitude, limite les plans de carrière des pairs-aidants, et pèse sur la capacité des structures à construire des dispositifs robustes.

  • En 2023, moins de 20% des services d’accompagnement de pair-aidance sont financés sur le budget socle des établissements, la majorité vivant grâce à des dotations exceptionnelles (source : ARS Auvergne Rhône-Alpes, 2023).
  • Absence d’accès à la formation continue, à la prévoyance ou au financement de la supervision pour la plupart des pairs-aidants sous contrat court ou statutairement précaires (Rapport IGAS, 2021).

Ce manque de structuration financière fragilise la reconnaissance sociale du métier, accroît le turnover et remet en cause le pouvoir d’agir des pairs-aidants sur le long terme.

Vers des pratiques plus justes et résilientes

Pour franchir ces barrières, il est essentiel de développer une culture organisationnelle ouverte à la pluralité des voix, fondée sur la confiance, la formation partagée et la reconnaissance équitable de toutes les parties prenantes. Cela implique de :

  • Clarifier le statut et sécuriser l’emploi des pairs-aidants par des textes réglementaires adaptés
  • Renforcer l’offre de formation et de supervision, en développant des dispositifs régionaux accessibles, notamment pour les zones rurales ou les petites associations
  • Encourager la diversité des profils et des parcours, notamment en levant les barrières économiques ou culturelles à l’engagement
  • Outiller l’équipe entière (pairs-aidants et professionnels) autour de l’éthique, de la communication et de la gestion des conflits
  • Instaurer un pilotage participatif des dispositifs de pair-aidance, pour que les pairs-aidants aient un poids réel dans les décisions

La pair-aidance n’est pas une solution miracle, mais une voie d’innovation fragile et exigeante, qui suppose d’affronter lucidement ses freins et ses angles morts. C’est dans cette complexité, assumée, que peut émerger une santé mentale vraiment partagée et transformatrice, au bénéfice de toutes et tous.

Sources principales :

  • Rapport IGAS 2021 – « Évaluation du développement de la pair-aidance en santé mentale »
  • Observatoire de la Pair-aidance 2023 (UNAFAM, ARS, OVE)
  • Haute Autorité de Santé, « L’implication des usagers dans le système de santé mentale », 2022
  • Journées nationales de la pair-aidance, CREAI Rhône-Alpes, 2023
  • Programme Peps, ARS Auvergne Rhône-Alpes, 2022-2023

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