Un contexte scolaire et universitaire sous tension psychique

L’état de santé mentale des jeunes en France n’a jamais autant interpellé les professionnels, les pouvoirs publics et la société civile. Selon l’Observatoire national de la vie étudiante, près d’un étudiant sur deux rapporte des signes d’anxiété ou de dépression en 2023 (OVE). Chez les lycéens, la DREES indique que 22% ont présenté un épisode dépressif au cours de l’année 2022. La pandémie de Covid-19 et ses multiples répercussions n’ont fait qu’exacerber une tendance déjà alarmante. À cela s’ajoutent le harcèlement, la pression sociale, la crainte de l’échec, mais aussi l’isolement et le manque de dialogue autour de la souffrance psychique.

Dans les universités, l’accès à des dispositifs de soutien psychologique s’améliore lentement : le nombre de consultations PsyCampus (Université de Lyon) a par exemple doublé entre 2019 et 2023. Mais, malgré l’augmentation des moyens, beaucoup d’étudiants restent en dehors du système d’aide, parfois par méconnaissance, parfois par crainte de la stigmatisation. Ces constats interrogent sur la capacité des structures éducatives à repérer la détresse et à accueillir la parole des jeunes.

L’essence de la pair-aidance : des savoirs mis au service des pairs

La pair-aidance désigne l’aide, l’écoute, ou l’orientation entre personnes ayant une expérience vécue du même type de difficultés ou de troubles psychiques. En France, elle se structure officiellement dans la santé mentale depuis 2011 et le développement des premiers postes de pair-aidants dans les établissements médico-sociaux et psychiatriques (HAS).

Ses principes s’appuient sur :

  • La reconnaissance du vécu : légitimité fondée sur l’expérience.
  • Le soutien mutuel : un rapport horizontal, non prescriptif, basé sur la réciprocité.
  • La lutte contre la stigmatisation : partager pour briser l’isolement et les tabous.
  • Le développement du pouvoir d’agir (empowerment) : restaurer la confiance et l’autonomie chez la personne aidée.

Si ce modèle produit aujourd’hui des résultats notables dans les centres d’accueil, en foyer ou en établissement hospitalier (67% des usagers bénéficiaires estiment que la présence de pairs-aidants a facilité leur rétablissement — enquête Santé Mentale France, 2022), la question de son adaptation au secteur éducatif reste peu explorée, en France du moins.

Pair-aidance à l’école et à l’université : quelques initiatives et réalités à l’international

À l’étranger, des dispositifs d’inspiration pair-aidante ont vu le jour dans plusieurs pays anglo-saxons :

  • Royaume-Uni : Depuis 2008, le programme « Peer Support in Schools » offre des formations à des élèves volontaires pour devenir « peer supporters », capables d’écouter, d’accompagner, voire d’orienter les pairs en difficulté (voir Mental Health Foundation).
  • Canada : Les universités telles que McGill ou UBC proposent des « Peer Support Services » tenus par des étudiants formés, accessibles en toute confidentialité, avec plusieurs centaines d’étudiants aidés chaque année (Peer Support Centre McGill).
  • Australie : Le projet « batyr » promeut la parole de jeunes ayant surmonté des troubles psychiques afin de créer du lien et inspirer d’autres étudiants (batyr).

En France, les dispositifs homologues sont encore peu nombreux, mais certains établissements universitaires expérimentent des dispositifs de tutorat entre pairs incluant la question du bien-être psychique, ou mettent en place des groupes de parole co-animés par des étudiants (ex : programme Peer2Peer à Sciences Po Paris à partir de 2021).

Quels atouts spécifiques à la pair-aidance dans l’environnement éducatif ?

La pair-aidance en milieu scolaire ou universitaire n’est pas un substitut aux dispositifs institutionnels, mais un complément essentiel. Elle apporte plusieurs bénéfices concrets :

  • Une réduction de la stigmatisation : Les témoignages de pairs ou de jeunes ayant traversé des épisodes difficiles favorisent l’identification et la dédramatisation ; ils contribuent à faire tomber les préjugés sur la souffrance psychique et normalisent le recours à l’aide.
  • L’accessibilité de la parole : Les élèves ou étudiants en détresse cherchent souvent une oreille familière, non jugeante. 74% des jeunes engagés dans des dispositifs de pair-aidance à l’étranger déclarent s’être adressés plus volontiers à un pair qu’à un adulte dans un premier temps (source : Mental Health Foundation UK).
  • Un effet de prévention précoce : Repérer la détresse avant qu’elle ne s’exprime par des situations de rupture scolaire, d’absentéisme massif ou de passage à l’acte.
  • Le développement de compétences psychosociales : Formation à l’écoute active, gestion du stress, entraide : des savoir-faire réutilisables dans toutes les sphères de la vie.
  • Un appui aux professionnels et familles : Les pairs-aidants peuvent faire le lien entre l’élève ou l’étudiant isolé et les référents éducatifs/autres professionnels, en remontant des alertes précocement.

Conditions et limites d'une intégration efficace

Introduire la pair-aidance en milieu scolaire ou universitaire n’est pas sans écueils, ni sans prudence à observer :

  • Formation et supervision indispensables : Être pair ne s’improvise pas. Les étudiants ou élèves investis dans ce rôle doivent bénéficier d’une formation minimale à l’écoute, à la confidentialité et à l’orientation vers les professionnels si besoin (voir guide de l’Association québécoise pour la réadaptation psychosociale).
  • Définition claire du cadre d’intervention : Quelles limites à l’accompagnement ? Quels signaux d’alerte doivent amener à réorienter la personne vers un intervenant qualifié ?
  • Préservation de la sécurité psychique des pairs-aidants : L’exposition répétée aux récits de souffrance demande d’organiser un espace de supervision/debriefing régulier pour éviter l’épuisement ou la sur-responsabilisation.
  • Garantir la confidentialité et prévenir tout risque de rumeur ou d’abus de confiance.
  • Prendre acte du contexte scolaire français : Des résistances culturelles demeurent, avec la crainte, parfois exprimée par les équipes pédagogiques, que la parole des pairs concurrence ou fragilise leur autorité.

Le rapport IGAS 2022 souligne également la nécessité d’une concertation étroite avec les équipes éducatives, les infirmiers scolaires, les parents d’élèves et les associations pour éviter toute banalisation ou instrumentalisation du rôle de pair-aidant (IGAS).

Premiers pas, leviers et pistes pour expérimenter la pair-aidance

  • Informer et sensibiliser le collectif : Présenter le concept auprès des élèves, enseignants, personnels – pourquoi pas par des témoignages vidéo, des affiches ou des forums « Parlons-en » pour démystifier le rôle de pair-aidant.
  • Lancer des groupes pilotes : Sélectionner, former et encadrer un petit nombre de pairs bénévoles, sur la base du volontariat, avec une charte de fonctionnement partagée.
  • Associer les associations étudiantes ou de parents déjà engagées dans la lutte contre la stigmatisation ou la prévention des risques psychosociaux.
  • Construire des partenariats avec les structures professionnelles locales (centres de santé universitaires, maisons des adolescents, etc.), pour garantir la continuité de l’accompagnement si besoin.
  • Favoriser l’évaluation : Recueillir des témoignages, des retours d’expérience, mesurer l’impact en termes de recours à l’aide, de climat scolaire, de taux d’absentéisme, etc.

Un changement de cap nécessaire : sortir de l’isolement pour co-construire des espaces sécurisants

La pair-aidance ne peut à elle seule compenser toutes les failles du système éducatif ni remplacer un suivi psychologique et médical lorsque celui-ci est nécessaire. Mais son intégration, réfléchie et sécurisée, pourrait constituer un premier jalon pour bâtir une culture d’entraide et une école – ou une université – plus inclusive et bienveillante face à la diversité des réalités psychiques. Elle engage toute la communauté éducative à considérer la voix et l’expertise vécue des jeunes, non comme un risque, mais comme une ressource.

Parce qu’elle favorise l’accès à l’aide, lutte contre la stigmatisation et développe chez les jeunes des compétences relationnelles essentielles, la pair-aidance mérite d’être expérimentée à plus large échelle dans les étblissements scolaires et universitaires français. À l’heure où l’on s’interroge sur les moyens de prévenir les crises et les ruptures, faire confiance à l’entraide des pairs, sans en faire un substitut au soin ni un bricolage, ouvre une voie prometteuse et humaine pour redonner sens à la notion de collectif à l’école.

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