Redéfinir les frontières du soin : la pair-aidance s'invite en CMP

Depuis une dizaine d'années, la pair-aidance s'invite progressivement dans les institutions de santé mentale françaises, dont les centres médico-psychologiques (CMP). Longtemps, ces structures se sont appuyées sur des équipes professionnelles classiques : psychiatres, infirmier·es, psychologues, assistantes sociales. Aujourd’hui, la question de la participation des personnes ayant une expérience vécue des troubles psychiques – les pairs-aidants – devient centrale, en particulier au sein des CMP, pivots du dispositif sectoriel français.

Mais où en est réellement l’intégration de la pair-aidance dans ces centres ? Quelles sont les pratiques concrètes, les effets perçus, les freins encore fortement présents ? Et surtout, comment la reconnaissance de ce rôle d’entraide enrichit-elle le paysage du soin en santé mentale, au service des usagers, des proches, et des équipes ? Ce panorama propose des réponses claires, appuyées sur des faits et des initiatives issues du terrain.

CMP : rôle, mission et limites du modèle traditionnel

Les CMP accueillent chaque année plus de 2 millions de personnes en France (Source : Ministère de la Santé, Panorama de la psychiatrie 2022). Ils jouent un rôle fondamental dans la prévention, le diagnostic, l’accompagnement et la coordination des parcours en dehors de l’hospitalisation.

  • Équipe pluridisciplinaire (médecins psychiatres, infirmier·es, psychologues…)
  • Suivi de proximité, consultations, séances collectives ou individuelles
  • Orientation vers d’autres structures si besoin (hôpital, ESAT, foyers, etc.)

Pour autant, le modèle a ses limites : files d’attente parfois longues (jusqu’à 6 mois dans certains territoires), approche axée principalement sur le soin médical et le risque de relation parfois verticale avec les patient·es. La reconnaissance des savoirs issus de l’expérience – cœur de la pair-aidance – a longtemps été absente de ces murs.

Comprendre la pair-aidance : origines et évolutions récentes

La pair-aidance est née des mouvements d’usagers en santé mentale dès les années 1980, notamment en Amérique du Nord ; elle se consolide en France dans les années 2010. Le principe ? Une personne ayant vécu elle-même des troubles psychiques, formée à l’entraide et la posture professionnelle, accompagne d’autres personnes dans leur parcours de rétablissement.

  • Reconnaissance officielle : la formation de “pair-aidant en santé mentale” (titre RNCP) est créée en 2018.
  • Embauche progressive : En 2024, on estime à plus de 400 pair-aidants formés et plus de 160 en poste en France, dont une part grandissante en CMP (Source : CCOMS, Centre national de ressources et d’appui aux Conseils Locaux de Santé Mentale).

La pair-aidance, parce qu’elle s’appuie sur le partage de vécu, vise aussi bien à rompre l’isolement, favoriser la confiance et soutenir l’empowerment qu’à transformer les pratiques institutionnelles.

Les expériences de pair-aidance dans les CMP : état des lieux et initiatives

L’intégration des pairs-aidants en CMP reste récente et variable selon les régions : certains départements pionniers (Rhône, Nord, Paris) expérimentent cette ouverture depuis 2017, tandis que d’autres démarrent à peine. La plupart du temps, le déploiement prend la forme de postes à temps partiel ou de missions transversales.

  • Lyon : depuis 2018, plusieurs CMP ont intégré des pairs-aidants à l’accueil, la co-animation d’ateliers ou l’accompagnement des parcours personnalisés (Source: ARHM, Association Régionale pour l’Hygiène et la Santé Mentale).
  • Lille : des groupes de parole “par et pour les usagers” en CMP du secteur public (CHU de Lille, 2021-2023), avec un impact positif sur l’autonomie et la prise de parole.
  • Nancy : un projet de tutorat entre pairs, en binôme avec un professionnel, valorisé pour le soutien à la compréhension des soins (rapport Ors Lorraine 2022).

Atouts relevés dans ces expérimentations

  • Diminution du sentiment de solitude chez les usagers : “On se sent compris sans avoir besoin d’expliquer tout, tout le temps,” note un participant à Lyon.
  • Réduction visible du non-recours aux soins et des ruptures de parcours grâce à la médiation des pairs aimer (observé par l’équipe du CHRU de Lille, 2022).
  • Changement de posture chez les soignants : ouverture à l'alliance, co-construction des projets personnalisés.

Quels rôles concrets pour les pairs-aidants en CMP ?

Le spectre des missions varie selon les besoins du territoire, la taille de l’équipe, et le nombre de pair-aidants. Quelques exemples concrets :

  • Accueil et orientation : accompagner les nouveaux usagers dans la découverte du CMP, expliquer le fonctionnement lors des premiers rendez-vous.
  • Groupes de parole : co-animation d’ateliers d’expression sur la maladie, ses conséquences, la gestion du quotidien…
  • Soutien individuel : entretiens complémentaires après une consultation, aide à la formalisation d’un projet de vie.
  • Formation des équipes : interventions auprès des soignants pour partager l’expérience du rétablissement, réduire la stigmatisation.
  • Participation à l’élaboration de dispositifs innovants : développement de “Pavillons des usagers” ou comités d’usagers.

Dans une majorité de cas, le pair-aidant travaille en collaboration étroite avec l’équipe soignante, mais reste identifié par son “savoir expérientiel”, complémentaire de l’approche clinique.

Résultats observés et bénéfices multiples

Les premiers retours d’expérience, appuyés par plusieurs rapports (IGAS, 2023 ; Santé Publique France, 2024), révèlent des effets mesurables sur la qualité de l’accompagnement. Quelques chiffres parlent d’eux-mêmes :

  • Dans les CMP ayant accueilli un pair-aidant, 57 % des usagers déclarent se sentir davantage écoutés et “parties prenantes” de leur parcours (Sanpsy, Bordeaux, 2022).
  • Une réduction de près de 35 % du taux d’abandon de suivi au bout de 12 mois (étude ARHM Lyon 2023/Bertilino et al.).
  • Un impact positif sur la prise d’autonomie et la diminution du sentiment de honte, d’après 86 % des participants interrogés à Lille.

Pour les équipes, la présence de pairs-amène :

  • Une amélioration de l’ambiance globale, avec plus de dialogue entre usagers et professionnels
  • Des pratiques de soins recentrées sur le projet de vie du patient, moins focalisées uniquement sur le “traitement”
  • Un effet d’atténuation de la stigmatisation, y compris dans la façon dont on parle du trouble et du rétablissement.

Défis au déploiement et points de vigilance

Si les promesses sont réelles, les obstacles le sont tout autant ; les CMP français connaissent des difficultés structurelles qui peuvent freiner l’intégration des pairs-aidants.

  • Statut fragile : dans 30 % des cas, le poste de pair-aidant est contractualisé sur du court terme ou via des statuts précaires (étude IGAS 2023).
  • Manque de formation en équipe : certains professionnels manquent d’informations ou craignent des “conflits de légitimité”. Des initiatives régionales innovent, comme le programme d’accompagnement des équipes à l’intégration des pairs (ARS Auvergne Rhône-Alpes, 2023).
  • Clarté de mission : il arrive que le rôle du pair-aidant ne soit pas assez délimité, générant frustration réelle pour la personne concernée ou pour les équipes.
  • Risques d’épuisement : le vécu personnel peut parfois être source d’usure si le pair-aidant ne bénéficie pas d’un encadrement soutenu et d’espaces de supervision.

Enfin, il existe encore des territoires où le CMP reste centré uniquement sur le soin médical, faute d’information ou de moyens pour intégrer la pair-aidance. Cela crée des inégalités territoriales d’accès à cette innovation.

Vers des CMP réellement collaboratifs : leviers et préconisations

La dynamique impulsée par la Loi de Santé 2016 et le Plan Psychiatrie et Santé Mentale 2018-2023, qui encourage le “pouvoir d’agir” des personnes concernées, montre la voie. Voici quelques leviers pour accélérer la présence effective des pairs-aidants en CMP :

  1. Renforcer la professionnalisation par la généralisation de formations diplômantes adaptées à l’activité de CMP, y compris la gestion des situations complexes en ambulatoire.
  2. Soutenir la formation croisée, où chaque membre de l’équipe (soignants et pairs) partage son expertise pour renforcer la collaboration et lever les réticences.
  3. Améliorer les conditions d’exercice: contrats stables, supervision individuelle, pairs référents seniors, espaces de parole dédiés.
  4. Valoriser le rôle dans la gouvernance locale: intégrer les pairs-aidants dans les comités de pilotage de CMP, les réunions d’équipe décisionnelles.
  5. Informer les usagers et proches sur la possibilité de solliciter une rencontre avec un pair-aidant.
  6. Encourager l’évaluation régulière de l’impact de la pair-aidance sur les parcours de soin et de vie, via des outils partagés.

Regards d'avenir : un changement de culture déjà amorcé

Le mouvement de la pair-aidance, initié par et pour les personnes concernées, vient enrichir les CMP d’une vision plus humaniste et collaborative du soin en santé mentale. Si la France accuse encore du retard par rapport à d’autres pays européens (Belgique, Suisse, Royaume-Uni), la dynamique est enclenchée : la part de pairs-aidants employés ou intervenant en CMP a doublé entre 2020 et 2023 (Source : CCOMS, 2023).

Demain, des CMP ouverts à la pair-aidance sont la promesse d’une psychiatrie capable de conjuguer expertise clinique et savoirs de l’expérience, au bénéfice de l’ensemble des personnes concernées et engagées dans le rétablissement.

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